Un récit de Jean-Baptiste NICOLAI publié en septembre 1989
Jean-André CULIOLI, qu'on appelait le "Barbuttu di Chera" avait une façon bien à lui de raconter son village.
A son retour de la guerre, La Corse avait subi une dramatique métamorphose.
On racontait encore que certains, pour démontrer leur courage, tenaient le pari qu'ils pouvaient passer la nuit dans n'importe quel cimetière, couchés sur les tombes!...
Quatre années de combats dans la boue et le froid ont fait autant de mal que des siécles d'occupation génoise, me confia Jean-André Culioli. Nous avons été traumatisés, anesthésiés.
Peu à peu, nos fours se sont éteints. Les bergers ont désertés la montagne. On n'a même plus le courage de greffer nos oliviers, de planter notre blé, de soigner nos vignes.
Et pour achever notre décadence, nos jeunes ont quitté les villages pour aller chercher fortune sur le continent.Là, ils se sont mariés avec des Marseillaises ou des Parisiennes.
La Corse terre de nos aieux devenait très vite la terre des vacances. Il ne restait plus qu'à l'oublier...
Je ne pouvais admettre le raisonnement du chantre de Chera. Il restait, ce patriarche, un vivant exemple d'attachement et de fidélité. Tous les matins, à dos d'âne, il partait travailler son jardin comme aux plus beaux jours de sa jeunesse.Il cueillait ses châtaignes, ramassait ses olives et faisait ses fagots de bois pour l'hiver. Et s'il refusait d'engraisser son cochon à la repasse, c'est parce que les glands ne manquait pas dans la forêt.
Lorsque Jean-André Culioli partait en guerre contre ceux qui défiguraient les plus beaux sites de Corse, il fallait savoir l'écouter. Il est vrai que ses ancêtres avaient su conserver sa parure verte à leur île.
Devant le "fucone", on racontait des légendes.
C'est autour du feu de bois, le soir à la veillée, que se révélait alors l'âme Corse.
Tout à coup, l'homme semblait délivré de ses contraintes. Il parlait longuement de ce qui était sa dure vie. Il révélait ses passions, s'attaquait à ses adversaires politiques, évoquait ses souvenirs....
Au bout de tant de confidences, on comprenait pourquoi il aimait sa terre, pourquoi il était désespéré de la voir se vider de sa substance.
A Chera, ils étaient une dizaine à se retrouver chaque soir chez Jean-André Culioli. A travers les chants et les poèmes du vieux "barde", c'est tout un passé à jamais révolu qui défilait.
Au "vocero" du bandit répond le "lamento" de Madeleine qui mettait en lumière les amours et les peines de la femme corse.
De cette femme à laquelle s'attaquaient encore au siècle dernier, misogynes et humoristes.
Ne disaient-ils pas qu'elle était plus curieuse que les enfants et plus fine que l'huile?
Jean-André Culioli pouvait bien rappeler que "celui qui croit en la femme trace son sillon dans l'eau et sème dans le sable". Simple plaisanterie, pourquoi le cacher: la femme corse règle en souveraine la vie du foyer. Et quand elle est mère, elle est l'objet d'une grande vénération.
ET puis, soudain la voix du poète s'élevait comme un chant biblique:
"Monda séri à lu fuconu un vecchiu la ci dicia di lu crunzali ni sintia da nantu quistu cantonu A l'ora di l'Ave Maria" (souvent le soir, près du "fucone" nous disait un vieillard on entendait tinter quatorze cloches du haut de ce rocher, à l'heure de l'Ave Maria).
Les quatorze cloches des hameaux de Sotta se sont tues. Plus personne ne va, à l'heure du crépuscule les faire tinter...
Curieuse atmosphère! elle n'est pourtant pas si lointaine, l'époque ou chaque village avait son barde.
Pour eux les chemins de la poésie ne passaient jamais par ceux de l'école communale.Tous étaient comme Jean-André Culioli: ils trouvaient leur inspiration au pied d'un chêne ou dans une réunion politique.
Ces hommes là se font de plus en plus rares.
Combien de légendes ai-je entendu ce soir là à Chera? Toutes sont peuplés d'ombres et de fantômes.toutes aussi sont proches de la vie et de la mort.
Ici, la croyance et la superstition accompagnent les hommes jusque dans la tombe.Le moindre bruit à une signification:
-quand un meuble craque, souvenez-vous que c'est l'âme d'un parent qui, mort loin des siens retourne dans sa maison natale.
Dix fois, vingt fois, j'ai entendu les mêmes mots chargés de nostalgie: "en ce temps là"
- en ce temps là "Ziu Paulu" s'en allait à Sartene. Il était minuit. Près d'une riviére, il à vu un étrange défilé de femmes vêtues de blanc. La peur lui a fait rebrousser chemin. Quelques jours plus tard son jeune fils passait de vie à trépas!...
En ce temps là, on cherchait les trésors enfouis dans les églises abandonnées ou au pied des châteaux en ruine. Jean-André Culioli racontait comment il a passé des nuits, pelle et pioche en mains, pour découvrir les cloches d'or d'un campanile pisan.
La veillée corse c'était un peu le forum des contes fantastiques. Hommes et femmes retrouvent dans ces occasions, les mystères d'un passé qui ne doit pas être oublié.
La derniére image que j'ai de Jean-André Culioli est celle de "U Barbutu di Chera" réfugié dans son "Orriu" sorte d'habitation préhistorique aménagée dans le creux d'un rocher.
Du haut de son nid d'aigle, il contemplait, silencieux, la vaste plaine qui, de Sotta, va se perdre, au loin du côté de Figari.
A quoi rêvait-il? sans doute à l'éternité de cette corse qu'il a chanté depuis trois quarts de siècle.......